quinta-feira, abril 06, 2006

Malade, la France ?

Un organisme en faillite dont la réforme s’impose de toute évidence. Sur fond d’angoisse sanitaire provoquée par les menaces de peste aviaire, telle apparaît la France aux yeux d’une cohorte de « déclinologues » de droite (1). Ce pessimisme a été conforté par des événements récents de nature disparate qui, en donnant le sentiment que les institutions se délitaient, ont contribué à l’actuel mal-être général : catastrophe judiciaire et naufrage des médias dans le procès des « pédophiles » d’Outreau, loi du 23 février 2005 reconnaissant le « rôle positif » du colonialisme (2), cafouillages à propos du porte-avions Clemenceau, émeutes des banlieues en novembre 2005, replis identitaires et affirmation des communautarismes à l’occasion de l’affaire des caricatures de Mahomet ou de l’odieux assassinat du jeune Ilan Halimi, privatisation déguisée de Gaz de France, etc.
Les cassandre de la « France qui tombe » voient plonger le pays dans une sorte de désespoir collectif qui se serait tout particulièrement manifesté le 29 mai 2005, lors du « non » au projet de traité constitutionnel européen. « La France, affirme, par exemple, Nicolas Baverez, chef de file des “déclinologues”, s’est isolée dans une bulle de démagogie et de mensonges, (...) les hommes politiques ont refusé de dire la vérité (...). On n’ose pas les réformes parce qu’on redoute les révolutions. Mais c’est précisément l’absence de réformes qui débouche sur les révolutions (3). »
Pour en finir avec cette « France malade dans une Europe décadente », ils appellent de leurs vœux un « redressement » libéral. Et recommandent depuis longtemps – comme s’il suffisait d’actionner quelques leviers simples – la déréglementation du marché du travail. Dans ce contexte alarmiste, pressé par les « rupturistes », M. Dominique de Villepin, premier ministre, accusé d’être « debout devant Bush mais couché devant la CGT », aurait décidé de briser l’« attentisme des élites » et de réaliser enfin la réforme de l’emploi.
Il a donc fait voter à la sauvette, l’été dernier, le contrat nouvelles embauches (CNE), entré en vigueur le 1er septembre 2005, pour les établissements de moins de vingt salariés, soit les deux tiers des entreprises françaises. Avec, pour principale innovation, les modalités de sa rupture. Comme le dit l’inspecteur du travail Gérard Filoche : « Il s’agit essentiellement d’un “nouveau droit de licenciement” : on peut mettre dehors n’importe qui, n’importe quand, sans motif, sans procédure, sans recours (4) ! »
Ayant rencontré une résistance fort modérée contre ce type de contrat qui répond aux vieilles demandes du patronat, M. de Villepin a cru pouvoir de nouveau passer en force en faisant voter sans vrai débat parlementaire, le 8 février dernier, le contrat première embauche (CPE), destiné cette fois aux entreprises de plus de vingt salariés et réservé aux jeunes de moins de 26 ans. Comme pour le CNE, l’employeur se voit accorder la possibilité, durant les deux premières années, de rompre le contrat sans exprimer de motivation écrite.
Le premier ministre a tenté d’expliquer l’étrange nature du CPE en prétextant qu’il y avait urgence, après les récentes émeutes des banlieues, à favoriser l’embauche de jeunes sans formation. L’argument n’a pas convaincu. Très vite, dans les universités, et avec l’appui immédiat des principaux syndicats, l’opposition au CPE a pris une envergure et une intensité considérables.
L’enjeu est tant politique que symbolique. Après la grave défaite subie, en juillet 2003, lors du vote de la loi sur les retraites, le mouvement populaire en France devait se ressaisir. De surcroît, les citoyens estiment qu’accepter le CPE, après avoir dû s’incliner sur le CNE, c’est ouvrir la voie au démantèlement complet du code du travail, sacrifier celui-ci sur l’autel de la flexibilité et favoriser la précarisation définitive de l’emploi.
Accusée par la droite d’être l’« homme malade de l’Europe », la France, au contraire, est un pays qui résiste. Un des seuls en Europe où, avec une formidable vitalité, une majorité de salariés refusent une mondialisation sauvage qui signifie la prise de pouvoir par la finance. Et qui livre les citoyens aux entreprises pendant que l’Etat s’en lave les mains. Cette modification radicale du rapport entre les pouvoirs publics et la société (la fin de l’« Etat protecteur ») écœure.
La solidarité sociale constitue un trait fondamental de l’identité française. Une solidarité que le CPE contribue à liquider. D’où, une fois encore, la contestation. Et la révolte.

Ignacio Ramonet
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(1) Nicolas Baverez, Michel Camdessus, Christophe Lambert, Jacques Marseille, Alain Minc..., tous proches de M. Nicolas Sarkozy.
(2) Le président Jacques Chirac a demandé, le 4 février 2006, la réécriture de ce texte qui « divise les Français ».
(3) L’Express, Paris, 12 janvier 2006.
(4) « Contrat nouvelle embauche » : une régression pour flatter les instincts les plus bas !, le grandsoir.info, 4 juillet 2005.
in LE MONDE DIPLOMATIQUE avril 2006

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